Les dangers du tabac
-L'article suivant a été pris d'un C.D.très intéressant : Sciences et vie ,89-98.
« Je suis amoureux d'une cigarette », chantait Jacques Higelin. Plaisir suicidaire, répliquent les scientifiques : ils viennent de confirmer que la fumée de tabac est cancérogène.
Jusqu'à présent, les études épidémiologiques classiques allaient toutes dans le même sens : elles présentaient le tabagisme comme un facteur de risque très important. Mais la convergence d'observations, si nombreuses qu'elles soient, ne constitue pas une preuve. Aussi l'infime doute qui subsistait quant au caractère cancérogène du tabac était-il largement exploité par les fabricants de cigarettes. Aujourd'hui, le doute est levé. L'équipe de Mikhail Dennisenko et de Gerd Pfeifer, de l'institut de recherche Beckman, aux Etats-Unis, confirme, à l'échelle moléculaire, qu'un composant de la fumée de tabac le benzo(a)pyrène provoque des mutations sur un gène fortement impliqué dans le cancer du poumon. Ce gène p53, participe à la régulation de la prolifération cellulaire. Plus précisément, c'est un antioncogène : un gène suppresseur de tumeur. Il est altéré dans tous les types de cancer.
Quand on inhale la fumée d'une cigarette, les milliers d'éléments qui la composent parviennent aux cellules pulmonaires. Le benzo(a)pyrène, identifié comme nocif, est alors chimiquement modifié par un système de détoxification visant à son élimination. Cruel paradoxe : c'est l'un des produits de la chaîne de détoxification, le BPDE (Benzo(a)pyrène 7,8-Diol, 9,10-époxyde), qui est directement cancérogène. Il provoque des mutations en se fixant sur le gène p53 en trois endroits précis, baptisés « points chauds ». Ces points chauds sont différents d'un type de cancer à l'autre. L'un d'entre eux n'existe que dans les cellules cancéreuses des fumeurs. De cette façon, l'agent mutagène, le BPDE, appose sa signature. Pour en avoir le coeur net, les chercheurs ont cultivé des cellules pulmonaires humaines en présence de BPDE. Après avoir analysé l'ADN des cellules, ils ont réussi à visualiser les mêmes points chauds que ceux qui avaient été identifiés auparavant dans les cellules cancéreuses des fumeurs. On avait déjà obtenu des résultats similaires à partir d'ADN purifié. En travaillant directement sur des cellules, l'équipe américaine obtient des résultats plus proches de la réalité d'un organisme entier.
Pour comprendre comment ces mutations ponctuelles engendrent un cancer, il faut pénétrer au coeur de la cellule et observer le comportement de la protéine p53, codée par le gène du même nom. La cellule fabrique cette protéine en réponse aux milliers de lésions génétiques qu'elle subit chaque heure. Normalement, p53 reconnaît des séquences spécifiques de l'ADN, auxquelles elle se fixe grâce à sa forme particulière. De cette manière, elle active certains gènes, et la cellule reçoit l'ordre de fabriquer les protéines correspondantes, qui inhibent directement le cycle cellulaire. Ainsi, d'après Thierry Soussi, directeur d'une équipe de recherche à l'Institut Curie, « p53 agirait comme un feu rouge ». Quand la cellule le voit, elle marque un temps d'arrêt, ce qui lui laisse le temps de corriger les erreurs de son génome. Les cancérogènes de la fumée de tabac éteignent ce feu rouge : les mutations qu'ils provoquent modifient la forme de la protéine, qui ne peut plus se lier aux séquences spécifiques de l'ADN. P53 perd ainsi son activité ; elle n'entraîne plus l'arrêt du cycle cellulaire. La cellule continue sa croissance comme si de rien n'était. Elle grossit, se divise, et transmet à ses cellules-filles un patrimoine génétique bourré d'erreurs. Ainsi prolifère une innombrable quantité de cellules anormales, dont l'ADN présente de multiples mutations. Celles-ci confèrent un avantage sélectif aux cellules qui les portent : elles se multiplient plus vite que les autres. Leur accumulation forme une tumeur.
L'ADN n'est plus réparé
Naturellement, le patrimoine génétique d'un individu, matérialisé à l'intérieur de chaque cellule par de longues molécules d'ADN 1, subit plusieurs milliers de lésions 2 par heure. Ces lésions stimulent l'expression de la protéine p53 3 qui active certaines séquences spécifiques de l'ADN 4. La cellule fabrique alors des protéines 5 qui inhibent la division cellulaire 6. Stimulé, le système de réparation cellulaire corrige les erreurs génétiques 7. Mais, lorsque le gène p53 est muté par un produit de la fumée du tabac, sa protéine change de forme 8 ; elle ne peut plus entraîner la synthèse des protéines 9 empêchant la division cellulaire. Des cellules anormales se multiplient de façon anarchique 10.
Mort génétiquement programmée:
Pour lutter contre ce phénomène, p53 est bien armée. Non seulement elle permet la réparation des lésions de l'ADN, mais elle favorise aussi le suicide d'une cellule qui aurait échoué dans la restauration de son matériel génétique. Malheureusement, en modifiant la protéine, le BPDE abolit aussi cette propriété. C'est à juste titre qu'on qualifie cette mort cellulaire de suicide : elle est génétiquement programmée. Les scientifiques la nomment apoptose. « Ce terme vient d'un mot grec qui évoque la chute des feuilles à l'automne. L'apoptose fait partie d'un cycle naturel », explique un chercheur, actuellement directeur de recherche émérite du CNRS, qui ne veut pas être nommé ici.
En 1979, son laboratoire découvrait le fameux gène p53. Aujourd'hui, son épouse, qui refuse également d'être citée, dirige le laboratoire de cancérogenèse moléculaire du CNRS (Unité mixte de recherche 217) et travaille toujours sur p53. Son équipe cherche à comprendre comment la protéine déclenche l'apoptose. Le mécanisme paraît extrêmement complexe : p53 est douée de nombreuses propriétés. Cette protéine peut réguler l'expression de plusieurs gènes, mais aussi se lier à d'autres protéines. P53 entraîne-t-elle la mort de la cellule par une stimulation directe des gènes de l'apoptose ? Par des interactions avec d'autres éléments cellulaires ? Par une combinaison de ces divers mécanismes ? Il est encore impossible de répondre clairement à ces questions. « Globalement, on reste très ignorant », avoue Thierry Soussi.
Sa connaissance de p53 lui a cependant permis d'établir un diagnostic précoce de cancer du poumon. Cette recherche constitue d'ailleurs le cheval de bataille de son équipe, qui a pu mesurer sur un fumeur une altération de p53 deux ans avant l'apparition de la tumeur cancéreuse. Le tabagique repenti a pu être pris en charge très tôt, et il est aujourd'hui guéri. En raison des problèmes éthiques qu'il suscite, ce diagnostic n'est utilisé qu'en essais cliniques. Mais, voilà plus d'un an que ces travaux ont été publiés. Le caractère cancérogène de la fumée de tabac avait déjà été moléculairement démontré. L'étude américaine ne fait que le confirmer.
Plusieurs procès contre les fabricants:
Faut-il préciser qu'elle est arrivée dans un contexte politiquement favorable ? Certains scientifiques vont jusqu'à dire qu'« elle a certainement été poussée par des lobbies antitabac ». En effet, une polémique entre partisans et détracteurs du tabac a agité la campagne présidentielle américaine. En outre, plusieurs procès opposent d'anciens fumeurs, ou des proches de fumeurs, à des fabricants de cigarettes. Quels arguments ces derniers peuvent-ils avancer pour leur défense ? Continuent-ils à nier le danger ? Philip Morris s'est contenté de déclarer que cette étude, « intéressante, mérite un examen attentif ». Quant à la Seita française, elle ne s'est toujours pas prononcé. Qui s'en étonnera, sachant qu'elle rapportera à l'Etat 56 milliards de francs en 1996 ?
Science & Vie N°951, Décembre 96, page 92
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