Compte rendu d'enquête sur les jeunes marocains.

AVOIR 20 ANS AU MAROC

                Génération paumée


MAROC - 4 septembre 2005- par YASMINA LAHLOU, ENVOYÉE SPÉCIALE


Écartelés entre les valeurs de leurs parents et un mode de vie de plus en plus occidentalisé, les jeunes du royaume paraissent parfois guettés par la schizophrénie. Beaucoup choisissent la musique. D’autres les paradis artificiels. D’autres encore, comme les kamikazes de Casablanca, le paradis tout court. Premier volet de notre enquête sur la jeunesse maghrébine.

« J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie », écrivait Paul Nizan en 1931 dans Aden Arabie. Cette phrase, combien de jeunes Marocains pourraient aujourd'hui la reprendre à leur compte ?

Dimanche 5 juin. Au Racing universitaire casablancais (RUC), l'ambiance est électrique. Depuis trois jours, le Boulevard des jeunes musiciens réunit près de trente-cinq mille jeunes de 15 à 25 ans venus des quatre coins du pays. La programmation du festival est éclectique : hip-hop, electro, rock, metal, fusion... Et le public hétéroclite. Look rasta ou gnaoua pour les uns, sempiternel jean évasé et cheveux peroxydés pour les plus « classiques », style « gothique » pour les autres. Ces derniers, surtout, ne passent pas inaperçus. Bottes de cuir, yeux cernés de khôl et vernis à ongles noir pour les filles... Pendentifs baroques, ceintures et bracelets cloutés pour les garçons... Tous sont vêtus de noir. Quelques-uns sont tatoués ou piercés. Les plus grands groupes marocains, de Fez-City Clan à H Kayne en passant par Rif Gnawa (pour ne citer qu'eux) se produisent sur les scènes voisines du RUC et du Club olympique de Casablanca (COC). Ambiance vaguement libertaire, foule survoltée, débordante de vitalité...

Dimanche 19 juin. À la sortie du Complexe sportif Mohammed-V, à Casa toujours, plusieurs centaines de supporteurs du Raja, rendus fous par la défaite de leur équipe face aux FAR de Rabat, saccagent tout sur leur passage. Une centaine de bus sont détruits. Ces débordements sont presque devenus une habitude après chaque match important. Ici plus qu'ailleurs, peut-être, le football est l'opium du peuple.

Les moins de 30 ans représentent 70 % de la population du royaume. On les appelle les « forces vives de la nation » et ils ont même leur fête officielle, l'Aïd Echabab, le 21 août (qui est aussi l'anniversaire du roi). Paradoxalement, ils souffrent d'un manque de reconnaissance et s'estiment tout juste « tolérés » par la société et les politiques. « Même majeurs et munis du droit de vote, on n'est pas considérés comme des adultes et encore moins comme des citoyens à part entière », s'emporte Adil (24 ans).

Dans le rapport intitulé La jeunesse marocaine. Attitudes, comportements et besoins que son département a publié au mois de juin, Ahmed Lahlimi-Alami, le haut-commissaire au Plan, préconise « d'intégrer les 15-24 ans dans le processus économique et social ». Ce qui passe par « la satisfaction de leurs besoins en matière d'éducation, de formation, de santé, de loisirs et d'emploi, dans le cadre de stratégies cohérentes et intégrées entre les départements ministériels, les collectivités locales et la société civile ».

Après le bac, les enfants de l'élite vont poursuivre leurs études à l'étranger. Les moins malchanceux de ceux qui restent au pays s'inscrivent dans des écoles privées. Les autres, c'est-à-dire la grande majorité, échoue, dans tous les sens du terme, dans l'enseignement public. Les études étant fort longues et pas vraiment adaptées aux exigences du marché du travail, plus d'un jeune sur cinq est au chômage en milieu urbain. Et plus d'un sur trois à Casa. Parler de « diplômé-chômeur » est presque devenu une banalité. Comme si cela allait de soi !

Selon le rapport du haut-commissariat, « le taux de chômage augmente avec le niveau de diplôme. Il atteint 7,7 % pour les non-diplômés, 28,1 % pour les diplômés de niveau moyen et 61,2 % pour les diplômés du supérieur. » Ces chiffres peuvent paraître surprenants - on observe dans de nombreux pays le phénomène exactement inverse -, mais ils n'en traduisent pas moins la dramatique inadéquation existant au Maroc entre les études et l'emploi. Vocations contrariées, chômage de longue durée et stages non rémunérés y sont le lot commun.

Moncef vend des CD et des DVD dans une boutique de la vieille médina de Casa. « Je ne me plains pas, explique-t-il, parce que j'ai arrêté l'école avant le bac. Mais je trouve injuste que mon frère ingénieur en informatique soit obligé de pirater des cartes TPS au souk de Derb Ghallef, pour un salaire de misère. » Hanane, 22 ans, a pour sa part choisi de devenir téléopératrice dans un centre d'appels. « Je n'avais pas le choix, se justifie-t-elle. J'ai cherché du travail pendant six mois, mais on ne me proposait que des stages non rémunérés. » Quant à Larbi, il est titulaire d'une licence d'études politiques et juridiques. Après trois ans de chômage et plusieurs tentatives d'expatriation avortées, il s'est reconverti en chauffeur de taxi. Parcours typiques, hélas !

« Migrer à l'étranger et particulièrement en Europe est un rêve que caresse une proportion appréciable de jeunes filles et garçons. Les difficultés d'insertion professionnelle et le désir d'une vie meilleure nourrissent fortement ce rêve », écrivent les auteurs d'une enquête sur les 15-24 ans réalisée, en 2001, par le Centre d'études et de recherches démographiques (Cered). Devant les consulats étrangers, les interminables files d'attente font désormais partie du décor. Ceux qui se voient refuser leur visa rejoignent la cohorte innombrable des harragas, c'est-à-dire des candidats au h'rig, mot qui, littéralement, désigne le fait de brûler, et, plus prosaïquement, l'émigration clandestine. On brûle ses papiers avant le grand départ, on brule sa vie. C'est un véritable sport national.

Partir à tout prix, souvent au péril de sa vie... Quand le départ se révèle impossible, il est d'autres moyens d'évasion, tout aussi dangereux. Les plus pauvres sniffent de la colle synthétique, inhalent un chiffon ou ingèrent un morceau de pain préalablement introduits dans le pot d'échappement d'un bus. Le long des trottoirs, il n'est pas rare de croiser leurs silhouettes titubantes... Ecstasy, LSD et cocaïne sont réservés aux plus riches ; kif et haschich au plus grand nombre. On estime qu'un adolescent marocain sur cinq consomme de la drogue avant sa vingtième année.

Aux paradis artificiels certains préfèrent le paradis tout court et basculent dans l'extrémisme religieux. C'est le cas des quatorze jeunes auteurs des attentats de Casablanca, le 16 mai 2003, qui tous habitaient le bidonville de Sidi Moumen. « Les jeunes remplissent leur vide politique, culturel et professionnel par la musique ou la religion. Après le 16 mai, on a pris conscience que moins ils étaient oisifs, moins ils risquaient d'être embrigadés par les barbus », commente l'avocat Abderrahim Berrada.

Militant des droits de l'homme et membre de Transparency Maroc, ce dernier n'a pas hésité à prendre fait et cause, il y a deux ans, pour un groupe de jeunes musiciens de hard-rock. Un quotidien arabophone, aussitôt relayé par d'autres journaux, les ayant accusés de se livrer à des pratiques satanistes - « manger le foie des chats », par exemple -, ils avaient été arrêtés, traduits en justice et condamnés pour « ébranlement de la foi musulmane ». Il avait fallu que les ONG et la société civile se mobilisent pour arracher leur libération, quelques semaines plus tard...

Fans de musique ou fanatiques religieux, les jeunes anticonformistes suscitent la méfiance, pour ne pas dire le malaise, de leurs aînés. Méfiance réciproque, bien sûr... « Ces réactionnaires nous traitent de drogués, de prostituées ou d'homosexuels à partir de considérations morales et vestimentaires », s'insurge Mohamed Merhari, dit « Momo ». Animateur à la Fédération des oeuvres laïques (FOL) et coorganisateur du Boulevard des jeunes musiciens, ledit Momo s'est souvent heurté à la mauvaise volonté des autorités locales, obsédées par la sécurité et par la crainte de ne pouvoir canaliser de grands rassemblements de foule.

Cela peut se comprendre, mais quelles activités de remplacement proposent-elles aux jeunes ? Le budget culturel des grandes villes ne prévoit pas toujours d'enveloppe pour l'organisation de spectacles qui leur sont destinés. Et les théâtres publics sont souvent dans un état de délabrement avancé. Hicham Abkari est responsable du service culturel de la wilaya de Casablanca. Homme de terrain, il milite dans de nombreuses associations pour jeunes des quartiers défavorisés. « Grâce à des initiatives individuelles, explique-t-il, les choses commencent à bouger. La culture urbaine se développe, mais la ville n'offre aucun espace pour les grafs, le hip-hop, le roller ou le skate. Et la mairie ne fait rien. Ni les conservateurs du Parti de la justice et du développement (PJD) ni les progressistes, désespérément scotchés aux années 1970, ne veulent de cette culture soi-disant impérialiste. »

À Casa comme dans toutes les grandes villes, la vie nocturne est presque inexistante, les cafés ferment à 21 h 30 et le coût des autres loisirs est simplement prohibitif. En 2001, par exemple, ceux qui n'avaient pas 500 dirhams (45 euros) pour assister au concert de Charles Aznavour se seront sans doute contentés de reprendre le refrain d'une de ses chansons : « Avoir 20 ans, des lendemains pleins de promesses/il faut boire jusqu'à l'ivresse, sa jeunesse... »

Pourtant, hormis ces quelques exceptions, la musique demeure un moyen d'expression à la portée de tous. Et un exutoire providentiel. La culture hip-hop, version marocaine, est née dans la rue. Les rappeurs se réunissent dans le parc de la Ligue arabe, au coeur de la mégalopole, pour dénoncer dans un étrange sabir, mélange de français, d'anglais, de berbère et de darija (arabe dialectal), les maux dont souffre leur génération.

Naguère, les jeunes se réunissaient dans une ruelle de quartier pour discuter et jouer au football. Et puis, le derb traditionnel a été progressivement supplanté par Internet et la télévision par satellite. L'influence occidentale est omniprésente, mais elle se conjugue avec des références plus traditionnelles. « On se réapproprie la mondialisation en la marocanisant », commente Réda Allali, du groupe Hoba-Hoba Spirit, qui vient d'autoproduire Bled Skizo, son second album. De fait, entre conservatisme et modernité, laïcité et religion, marocanité et mondialisation, voire entre piété et sexualité, ces jeunes « mutants » ne voient apparemment pas de contradiction insurmontable. Ils jonglent et se bricolent une identité à géométrie variable. « À leur insu, ils sont les agents d'une modernité renégociée avec les valeurs traditionnelles », analyse le politologue Mohamed Tozy, qui qualifie leur comportement de « schizophrénie non pathologique ».

Ces valeurs sont morales, familiales, patriotiques et religieuses. La politique et les hommes qui la font paraissent, en revanche, largement discrédités. « Ça ne nous concerne pas, on préfère s'impliquer dans des associations », tranche Mehdi, 23 ans. À la différence de celle de leurs parents, qui a connu l'arbitraire, la censure et la répression des « années de plomb », la nouvelle génération a grandi à l'ère de l'ouverture démocratique. Et perdu, du même coup, beaucoup d'illusions. Le leitmotiv du moment ? « Tous pareils, ils ne pensent qu'à leurs petits intérêts. » Les commentateurs convaincus de la « repolitisation progressive » de la jeunesse sont sans doute d'incurables optimistes.

Dans les cafés, il ne viendrait à l'idée de personne de parler politique. On préfère regarder le match de foot à la télé... À force de tuer le temps, les jeunes désoeuvrés ont fini par inventer une jolie expression pour décrire leur principale activité : a'ssar l'ouaqt. Littéralement : presser le temps comme on le fait d'un fruit. Ceux-là paraissent résignés. Mais d'autres, en revanche, refusent d'être la génération no future. Oscillant entre mal-être, attentisme et joie de vivre, ils ont de l'ambition, des projets et de l'énergie à revendre. En dépit d'un environnement difficile, ils ne rechignent pas à exercer des petits métiers, font preuve de débrouillardise, de talent et d'ingéniosité. « Je sais qu'il faut travailler dur pour s'en sortir. Il m'arrive d'être découragée, mais je me ressaisis. Il y a eu des époques plus dures que la nôtre », confie Hind, une étudiante de 19 ans. Et si c'était la voix de la majorité silencieuse ?

 
 
 
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