La puissance de l’illusion
Puissance du rêve d’évasion s’impose à nous par l’irruption de systèmes modaux spécifiques :
les valeurs d’irréel du présent dans l’emploi du SI + imparfait suivi d’une proposition au conditionnel présent ( Si je m’évadais/ comme je courrais : proposition sous-entendue = mais je ne peux m’évader), signalant la force de l’instinct de survie capable de gommer, contre toute raison , les obstacles des murs. Cette impasse franchie grâce à la 1ère proposition hypothétique, le locuteur développe alors sans peine les valeurs potentielles du conditionnel simple (sans reprise de l’hypothèse SI+impft) : il ne faudrait (3)/ je me cacherais(11)/ je reprendrais, j’irais(11 à 13).
Pour renforcer cette illusion, emploi de présents achroniques ( fait regarder/ déguise/ portent) et d’une série infinitive ( marcher, tâcher). Un présent d’énonciation (je sais, gomme encore la distance entre rêve et discours en train de se faire. L’échappée hors les murs est alors actualisée et vécue de l’intérieur du cachot par ces artifices verbaux. Il devient alors possible d’évoquer un passé heureux, celui d’avant la chute et l’incarcération (9 et 10) ; Comble de l’hallucination, les présents d’actualité : « j’arrive/ un gendarme passe ».
Le scénario de fuite est bien implanté dans un contexte spatio-temporel sur le plan du lexique. On progresse grâce aux noms de lieux : les maraîchers des environs/ Arcueil/ Vincennes/ la rivière/ Arpajon / Saint-Germain/ Le Havre/ l’Angleterre/ Longjumeau/
et aux indications de temps : tous les jeudis/ jusqu’au soir/ la nuit tombée/
Le dédoublement tragique d’une conscience lucide
Cependant parallèlement à ce rêve éveillé et dès le début du texte, des indices marquent que l’angoisse mine cette fiction consolante de l’évasion.
L’émotivité imprègne le discours du rêveur d’une manière inquiétante : les interjections (Oh l1, Ah l19), d’autres exclamations vives (Non l3 et 13, N’importe l16) et surtout le très grand nombre de phrases de modalité exclamative ( environ une dizaine) démentent l’adhésion du locuteur à sa propre fiction, toujours menacée par un retour à la réalité.
De même, la structure du passage éclatée en 6 alinéas, la prépondérance d’une ponctuation heurtée ( tirets, points de suspension, détachement de groupes courts par virgule) révèlent dans un phrasé haletant que le condamné lutte contre le temps : pas seulement le temps du fugitif pourchassé à l’intérieur du rêve, mais aussi le temps du rêveur aux abois traqué par sa conscience lucide.
Cette conscience lucide se fait entendre tout au long de l’extrait et non seulement dans les deux derniers alinéas : c’est la voix rationnelle qui s’élève dans le « Non » l 3 et 13, mais aussi dans l’irréel du passé l 14 « Il aurait mieux valu » et surtout qui provoque l’échec de l’évasion l 17 : « un gendarme passe…je suis perdu. » dans un véritable dialogue intérieur.
Cette voix de la raison s’élève contre celle du cœur en forçant le narrateur à un retour à la réalité l 19 : ici le vocatif, la 2ème personne à l’impératif, rappelle définitivement à l’ordre le « malheureux rêveur » dans une tonalité tragique très marquée, en lui rappelant la présence du mur et l’imminence de la mort (imprécation l20). L’allusion ironique à la folie qui clôt le passage en termine une fois pour toutes avec l’illusion et laisse le prisonnier dans un amer désenchantement.
On peut conclure à la fonction pathétique de cet extrait au service de la représentation d’un état d’âme, celui du condamné à mort que rien ne peut tirer de son désespoir dans l’attente de son châtiment.
Par Catherine Alvarez |