Chapitre XXVI

Fiction et argumentation

TEXTE

 

Incarcéré et condamné à mort pour des raisons inconnues du lecteur, un homme attend son exécution. Dehors, dans la lumière pâle du matin, la guillotine projette son ombre sur le pavé. Sur le papier, il jette ses angoisses, se souvient du bonheur enfui. Au chapitre XXVI, il se montre préoccupé de l’avenir de sa fille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est dix heures.
Ô ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai mort ! Je serai quelque chose d’immonde qui traînera sur la table froide des amphithéâtres1 ; une tête qu’on moulera d’un côté, un tronc qu’on disséquera de l’autre ; puis de ce qui restera, on en mettra plein une bière2, et le tout ira à Clamart3.
5Voilà ce qu’ils vont faire de ton père, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? Me tuer de sang-froid, en cérémonie, pour le bien de la chose ! Ah ! grand Dieu !
Pauvre petite ! ton père qui t’aimait tant, ton père qui baisait ton petit cou blanc et parfumé, qui passait la main sans cesse dans les boucles de tes cheveux comme sur de la soie, qui prenait ton joli
10 visage rond dans sa main, qui te faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deux petites mains pour prier Dieu !
Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant ? Qui est-ce qui t’aimera ? Tous les enfants de ton âge auront des pères, excepté toi. Comment te déshabitueras-tu, mon enfant, du Jour de l’An, des étrennes, des beaux joujoux, des bonbons et des baisers ?
15– Comment te déshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de boire et de manger ?
Oh ! si ces jurés l’avaient vue, au moins, ma jolie petite Marie ! ils auraient compris qu’il ne faut pas tuer le père d’un enfant de trois ans.
Et quand elle sera grande, si elle va jusque-là, que deviendra-t-elle ? Son père sera un des souvenirs du peuple de Paris. Elle rougira de moi et de mon nom ; elle sera méprisée, repoussée, vile
20à cause de moi, de moi qui l’aime de toutes les tendresses de mon cœur. Ô ma petite Marie bien-aimée ! Est-il bien vrai que tu auras honte et horreur de moi ?
Misérable ! quel crime j’ai commis, et quel crime je fais commettre à la société !
Oh ! est-il bien vrai que je vais mourir avant la fin du jour ? Est-il bien vrai que c’est moi ? Ce bruit sourd de cris que j’entends au-dehors, ce flot de peuple joyeux qui déjà se hâte sur les quais,
25 ces gendarmes qui s’apprêtent dans leurs casernes, ce prêtre en robe noire, cet autre homme aux mains rouges, c’est pour moi ! c’est moi qui vais mourir ! moi, le même qui est ici, qui vit, qui se meut, qui respire, qui est assis à cette table, laquelle ressemble à une autre table, et pourrait aussi bien être ailleurs ; moi, enfin, ce moi que je touche et que je sens, et dont le vêtement fait les plis que voilà !

Victor HUGO, Le Dernier Jour d’un condamné, chapitre XXVI (1829)

Notes

  1. amphithéâtre : salle d’une faculté de médecine garnie de gradins et réservée aux travaux pratiques d’anatomie.
  2. bière : cercueil.
  3. Clamart : nouvelle allusion au cimetière de Clamart, ville de la région parisienne. Cf. chapitre XII : « J’irai à mon tour les rejoindre au cimetière de Clamart, où l’herbe pousse si bien ! »

QUESTIONS

 

Questions d’analyse littéraire

1.

Lignes 1-2

Qui est le narrateur dans ce texte ? Justifiez votre réponse en relevant un élément du texte. Quel autre indice montre que ce texte s’apparente à un journal intime ? Expliquez.

(2 points)

2.

Lignes 2-4

Relevez les éléments de la description de la future dépouille du narrateur. Comment représente-t-il son propre corps ? Quel effet cette description produit-elle sur le lecteur ?

(3 points)

3.

Lignes 8-11

Analysez les champs lexicaux et les connotations. En évoquant ainsi ses souvenirs avec sa fille, quelle image du passé propose-t-il ?

(3 points)

4.

Lignes 12-16

Que produit la ponctuation employée ? Par quelle figure de style le narrateur insiste-t-il sur le devenir dramatique de sa fille après son exécution ? Expliquez.

(2 points)

5.

Lignes 2-17

Quelles marques témoignent de l’implication du destinataire dans le discours ? A qui le narrateur s’adresse-t-il de façon fictive ? Quel en est l’intérêt ?

(3 points)

6.

Lignes 23-28

Sur quel aspect la modalisation des questions insiste-t-elle ? En quoi l’utilisation de la première personne permet-elle de souligner le sentiment d’étrangeté du narrateur face à sa propre situation ?

(2 points)

Question de synthèse

7.

En vous appuyant sur les réponses apportées aux questions précédentes, vous montrerez que le discours fictif du condamné à sa fille revêt une fonction argumentative. Dans quelle mesure ce texte souligne-t-il implicitement la cruauté de la peine de mort ?

(5 points)


Eléments de correction

1.         narrateur : le condamné à la peine de mort
indices : marques de la 1ère pers. (adj. poss. « ma pauvre petite fille » ; pron. pers. « je serai mort »)

journal intime : élaboré au fil du temps, écrit dans l’attente de l’échéance
indications temporelles absolues : « Il est dix heures. », « encore six heures »

2.         - d’abord, l’indétermination du pron. indéf. « quelque chose d’immonde », assorti d’un adj. qual. péjoratif
- la séparation entre « une tête (…) d’un côté, un tronc (…) de l’autre », insistant sur la dislocation du corps
- la périphrase « de ce qui restera » et le pron. indéf. employé comme NC « le tout » achèvent de présenter le corps comme un objet, dépersonnalisé, assimilé à une pièce de boucherie 

→ la description de la future dépouille du narrateur met à distance la barbarie de l’exécution, en même temps qu’elle la banalise (fonction : toucher la sensibilité du lecteur, souligner la cruauté de la peine capitale)

3.         dans l’évocation de souvenirs avec sa fille, le narrateur utilise le champ lexical du corps, assorti d’adj. qual. exprimant l’innocence de l’enfant, sa candeur, sa vulnérabilité : « ton petit cou blanc et parfumé », « tes cheveux comme sur de la soie », « ton joli visage rond », « tes deux petites mains pour prier Dieu »

→ une image idyllique du passé, une évocation nostalgique, qui souligne d’autant plus la cruauté de la situation présente, par effet de contraste

4.         après avoir insisté sur les souvenirs merveilleux avec sa fille, le narrateur envisage le devenir de sa fille après son exécution, au moyen de questions rhétoriques, de manière à induire l’approbation du destinataire quant à la cruauté de condamner non seulement le père (à la peine capitale), mais aussi sa fille (au désespoir, à la solitude)

→ la ponctuation exclamative (« Oh ! si ces jurés l’avaient vue, au moins, ma jolie petite Marie ! ») vient renforcer l’expression du sentiment tragique

5.         l’apostrophe, assortie d’adj. qual. insistant sur la déploration du malheur (« Ô ma pauvre petite fille ! », « Pauvre petite ! », « malheureuse orpheline »), permet au narrateur de s’adresser solennellement à sa fille

→ la fille est non seulement le destinataire fictif de ce discours, mais elle constitue surtout pour le narrateur un argument venant corroborer le caractère inhumain de la condamnation à mort

cf. la périphrase : « le père d’un enfant de trois ans »
cf. l’anaphore : « ton père qui t’aimait tant, ton père qui baisait ton petit cou blanc et parfumé »

6.         la modalisation, à la forme interrogative (« est-il bien vrai ? »), renforcée par l’anaphore, accentue le sentiment d’étonnement que veut susciter le narrateur

de même, le pron. pers. objet (« c’est moi qui vais mourir ! ») ou substantivé (« ce moi que je touche ») insiste grammaticalement sur l’identité tragique entre l’énonciateur et le personnage

7.         [évaluer la capacité de l’élève à approfondir l’analyse des procédés précédents par l’interprétation générale du texte : fonction argumentative de la fiction, notamment toucher la sensibilité du lecteur]

Par Thomas Parisot

 
 
 
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