| Un siècle de manipulations 
 Depuis  la fin du XIXe siècle, l'homme multiplie les exploits pour voler sa puissance à  la nature. La naissance de Dolly n'est qu'une étape dans cette course effrénée à  l'amélioration des animaux et des plantes.
 par Marie-Laure  MOINET
 
 Le 27 février dernier, les pères de Dolly, au Roslin Institute  d'Edimbourg (Ecosse), ont franchi une étape dans la quête du Graal des  biologistes. Mais le terme du voyage est encore loin : saura-t-on un jour  comment une cellule unique donne naissance à un adulte complexe, doté d'organes  spécialisés, situés à des endroits précis ?
 Pour percer le secret de la  morphogenèse, le biologiste allemand Hans Spemann (1869-1941) crée en 1924 la  première chimère « scientifique »: il transplante une partie du territoire  dorsal d'un embryon de triton d'une espèce pigmentée dans la région ventrale  d'un embryon d'une espèce non pigmentée. L'embryon siamois obtenu fournit la  preuve que le territoire dorsal « organise » le squelette axial primitif de  l'embryon. Ainsi s'installe l'idée que le développement se fait selon un  enchaînement d'événements, où chaque étape induit la suivante. Mais peut-on  revenir en arrière ? La différenciation des cellules s'accompagne-t-elle de la  perte de gènes ?
 La réponse viendra d'abord des expériences de clonage.  En 1952, les biologistes américains Robert Briggs et Thomas King remplacent les  noyaux d'ovocytes de grenouille (ovules avant maturation) par ceux de cellules  embryonnaires : ils obtiennent... des têtards. John Gurdon récidive chez le  crapaud, en partant cette fois de noyaux de cellules intestinales (en 1962) et  de cellules épithéliales (en 1973) : il obtient des têtards et même des  crapauds. Ainsi, une cellule totalement différenciée conserve dans son noyau la  totalité de l'information nécessaire à la constitution d'un être entier. Dolly,  clonée à partir d'une cellule de pis, en est la preuve vivante pour les  mammifères. Chez eux, le clonage de cellules d'embryons « frais » de moins de  cent cellules a été obtenu en 1986 chez la brebis, en 1987 chez la vache, en  1990 chez le lapin, mais jamais chez la souris.
 
 Cloné en 470  exemplaires:
 Pour le veau et la brebis, le clonage a même réussi à partir  de cellules embryonnaires « cultivées »: les « pères » de Dolly ont ainsi fait  naître l'an dernier des agneaux à partir de cellules embryonnaires mises en  culture et repiquées pendant cent dix jours. On peut aussi « recycler » les  cellules d'embryons pour faire de nouveaux embryons. Ainsi l'Australien Alan  Trounson a obtenu 470 clones d'un même embryon. A côté de tels rendements, la  scission d'embryons paraît bien banale (1).
 La biologie moléculaire  allait permettre d'interpréter la différenciation cellulaire. La structure en  double hélice de l'ADN, identifiée en 1953, rendait compréhensible le mécanisme  de copie et de transmission du matériel génétique. On savait depuis 1941 que la  fonction d'un gène est de produire une protéine. Mais, en 1961, les Français  Jacques Monod, François Jacob et André Lwoff découvrent chez la bactérie  Escherichia coli que les gènes présents peuvent rester silencieux. Ils sont «  allumés » ou « éteints » par une protéine régulatrice qui se fixe sur leur  région amont baptisée promoteur. Le code génétique, élucidé vers 1965, montre  que l'ADN est transcrit en ARN messager, qui lui-même est traduit en protéines.  Certaines sont capables de se fixer sur l'ADN et ainsi d'activer ou d'inactiver  les gènes. C'est la différence des taux d'expression des gènes qui explique la  différenciation des cellules.
 Par exemple, il existe chez l'homme, le poisson ou la mouche drosophile des gènes architectes dits « homéotiques » qui dirigent de façon ordonnée, sur l'axe tête-queue, la construction des organes. Leur mutation provoque la formation d'un organe bien constitué à un emplacement anormal (une vertèbre à la place d'une autre, des pattes à la place des antennes...). A Bâle, en 1984, Walter Gehring identifie une portion de protéine qui « allume » ou « éteint » ces gènes universels de développement. Dès 1987, pour mieux comprendre leur fonctionnement, on crée des mutants, notamment des lignées de souris « knock-out », où l'on a remplacé définitivement un gène par un autre... Lorsque ce gène est celui d'une maladie humaine (par exemple, la mucoviscidose...), on obtient des lignées « humanisées » utiles pour la recherche médicale.
 Le « génie génétique » naît en 1972. Cette année-là,  on crée le premier morceau d'ADN hétéroclite provenant d'espèces distinctes  (bactérie et virus) et capable de se reproduire dans une bactérie. La « colle »  et les « ciseaux » moléculaires (ligases et enzymes de restriction) existaient  depuis 1967 et 1970. Les classeurs où l'on pouvait ranger les extraits choisis  de l'ADN étaient des plasmides, petits chromosomes circulaires bactériens qui se  multiplient de façon autonome. En 1973, on y isole et on y reproduit des  morceaux d'ADN (opération dite de clonage).
 
 Un outil pour décrypter le  génome:
 
 La révolution est en marche. Les gènes clonés peuvent servir de  sondes pour repérer leurs homologues dans une autre espèce, ou les copies  défectueuses (on en trouvera des applications dans le diagnostic prénatal d'une  maladie, du sexe). Dès 1977, on sait déchiffrer lettre par lettre (base par  base) les morceaux d'ADN clonés (séquençage). Quand l'ADN sera disponible pour  l'analyse - et il le sera encore plus en 1985, grâce à une « photocopieuse », la  PCR (polymerase chain reaction) -, on le découpe en « marqueurs » permettant  d'identifier les individus au sein d'une espèce (empreintes génétiques) et de  localiser les gènes. La voie est ouverte à la cartographie physique du génome  humain (quelques trois milliards de paires de bases), objectif ambitieux qui  pourrait être atteint en 2005.
 
 La première séquence codante d'un gène  humain est clonée en 1976. La première protéine humaine produite par une  bactérie parait en 1977. Bientôt, on récolte en fermenteur, sans impuretés,  l'insuline, l'hormone de croissance... Cependant, une bactérie ne sait pas  procéder aux finitions compliquées d'une cellule eucaryote (à noyau). Pour  certaines protéines humaines (facteur VIII de coagulation, antigène du vaccin  contre l'hépatite B, etc.), il faut utiliser comme usines des cellules de rein  de singe ou d'ovaire de hamster et comme vecteurs de gènes des virus ou des  chromosomes artificiels. Ou récolter les protéines dans des plantes ou chez les  mammifères. La recette ? Fabriquer un morceau d'ADN comprenant la séquence  codant pour la protéine désirée, un promoteur appartenant à l'espèce hôte qui  cible la quantité et le lieu d'expression (feuille, graine, lait...), et un  marqueur de sélection qui permette de repérer les cellules « transformées ».  Reste, chez la plante comme chez l'animal, à régénérer un être entier à partir  d'une cellule manipulée.
 
 La première plante régénérée à partir de cellules avait été, en 1952, un dahlia (de la variété Rêve !). Le but était d'en éliminer les virus. On avait mis en culture des méristèmes, petits massifs de cellules embryonnaires (totipotentes) situés à la pointe de la tige. La maîtrise de la division de ces méristèmes in vitro ( « microbouturage ») permit, à partir de 1956, de « cloner » à des milliers d'exemplaires pommes de terre, oeillets, orchidées, fraisiers, merisiers, rosiers, palmiers à huile, pêchers, vignes... En 1970, on réussit à régénérer un plant de tabac à partir d'un seul protoplaste - cellule végétale débarrassée de sa paroi. (Pour les céréales, cette « première » sera réalisée en 1986, chez le riz.) Mais comment transformer ces cellules ? La solution va venir d'un plasmide, identifié en 1973 dans la bactérie Agrobacterium tumefaciens : ce plasmide, Ti (tumor inducing), s'intègre au génome de la plante infectée, ce qui provoque une tumeur. Il suffirait de remplacer le gène tumoral par le gène désiré (accompagné d'un marqueur pour sélectionner les cellules transformées). L'opération prendra dix ans : le tabac transgénique éclôt en 1983.
 
 Pour l'animal, la technique d'injection de  l'ADN dans la cellule-oeuf est mise au point en 1981. La fécondation in vitro  (FIV) était déjà maîtrisée, ainsi que le transfert d'embryon... La première FIV  avait réussi en 1954 et l'implantation d'embryons en 1959 (toutes les deux chez  la lapine). Même écart chez l'homme entre la première FIV (1969) et la venue au  monde de Louise Brown, premier bébé-éprouvette (1978). La FIV réussit chez la  vache en 1980, puis chez la chèvre, la brebis, la truie, la jument... La  congélation, maîtrisée pour le sperme, s'étend aux embryons pour mettre de côté  les embryons surnuméraires. Car, chez la femme, un essai consiste en moyenne à  prélever dix ovules, à obtenir six embryons (dont quatre au maximum sont  transplantables) et à parvenir au terme de la grossesse dans seulement 16 % des  cas (avec, une fois sur quatre, des naissances multiples).
 
 L'aube de la  thérapie génique:
 
 Dès 1983, des enfants naissent d'ovules congelés,  technique qui permet de restreindre les traitements hyperovulatoires. Et, pour  économiser les gamètes du donneur a priori peu fertile, on réalise, en 1992, la  fécondation par injection intracytoplasmique d'un spermatozoïde (ICSI). En 1995,  l'ICSI sera même menée à bien avec un spermatozoïde non mûr  (spermatide).
 
 Dans toutes ces techniques, le meilleur côtoie le pire. En  1990, on injecte à des fillettes souffrant d'un déficit immunitaire des globules  blancs dotés du gène de l'enzyme adénosine désaminase (ADA) dont les leurs  étaient dépourvus. C'est l'aube de la thérapie génique. En 1991, le premier  diagnostic pré-implantatoire sur des cellules embryonnaires permet de savoir si  le foetus est porteur d'une maladie grave, mais ouvre la porte à un tri possible  des embryons. En 1996, on greffe à un babouin un coeur de cochon doté du gène  qui induit une résistance au rejet du greffon : la « xénogreffe » tient deux  mois (en 1984, une petite Californienne de 14 jours à qui on avait greffé un  coeur de babouin avait survécu une semaine).
 Aujourd'hui, Dolly prépare un  bel avenir à la transgenèse animale. Car il est plus facile d'introduire un gène  dans une cellule différenciée que dans une cellule-oeuf. L'individu créé est en  tous points semblable à celui dont on a extrait la cellule. Pas identique  cependant, puisqu'il a hérité d'un nouveau gène. Les clones issus de cellules  embryonnaires, eux, gardent jusqu'à la naissance tout leur mystère...
 
 (1) Appliquée, en 1993, à des embryons humains (non viables),  elle a fourni deux embryons d'à peine trente-deux cellules.
 
 
 Science & Vie N°956, Mai 97, page 88
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